Glovo, Uber, Deliveroo… Quand l’économie redessine nos centres-villes
Les plus grands urbanistes et architectes font, depuis quelques années, face à une concurrence visuelle pour le moins inattendue dans le cœur des grandes villes européennes : celle des leaders du quick-commerce, ces startups qui promettent de nous livrer des trucs en moins de 10 minutes.
Très jeunes, ces entreprises ont levé des milliards de dollars auprès d’investisseurs persuadés de leur énorme potentiel, et se font de plus en plus présentes dans nos villes, où elles installent leurs dark stores. Des entrepôts sans vitrine et interdits au public, qui servent de base de stockage pour les marchandises.
Un phénomène qui en réjouit certains, en facilitant des actions du quotidien, mais en inquiète d’autres, comme les commerces de proximité, ou les urbanistes, tant les villes sont bouleversées par le développement de ce secteur économique. Un parfait exemple de ce dont on vous parle régulièrement : en réalité, l’économie et la finance sont partout, et leur impact se voit très concrètement et à l’œil nu tout autour de nous !
Qu’est-ce que le « quick commerce », ce business de l’instantanéité ? Qui sont ses entreprises leaders ? Quel est leur modèle économique ? Comment ces nouveaux venus dans le secteur de la distribution impactent-ils nos villes ? Tentons d’y voir plus clair.
Un business en pleine explosion
S’il y a un secteur qui a profité de la récente crise sanitaire, c’est bien celui du quick commerce ! Avec les mesures de restrictions mises en place par les gouvernements du monde entier (confinements, couvre-feux…), les besoins en matière de livraison à domicile et d’achats en ligne se sont largement accrus. Une aubaine pour des startups qui promettent de nous livrer toutes sortes de marchandises (qu’on trouve habituellement en supermarché) en moins de 10 minutes chrono.
Résultat : l’année 2020 a fait littéralement exploser le secteur, dont la plupart des acteurs sont d’ailleurs nés au début de la pandémie. Selon les experts, le marché de la livraison ultra-rapide, qui a pris +50% en deux ans (passant de 6 milliards d’euros en 2019 à 9 milliards en 2021) pourrait représenter entre 10 et 15% des dépenses alimentaires globales en 2025.
Sur le marché français, Frichti, Cajoo, Gorillas, Flink, Getir, Yango Deli ou encore Dija jouent à qui lèvera le plus de fonds auprès des investisseurs, afin de se départager. Avec ses 122 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021, le marché hexagonal est (pour l’instant) dominé par Frichti. Un marché qui se concentre dans les grands pôles urbains, notamment en Île-de-France, pour profiter de la densité de population.
Même si on commence à s’y habituer, l’engouement du monde financier pour ces jeunes entreprises a de quoi surprendre. Selon Statista, le quick commerce valait déjà plus de 1 500 milliards de dollars en 2021, suralimenté par les investisseurs qui y voient la prochaine révolution dans la grande distribution. Gorillas, un autre leader en France, est déjà une licorne (surnom donné aux startups valorisées à plus de 1 milliard de dollars).
Rentabilité fragile et employés au bout du rouleau
Mais comment ces entreprises font-elles pour livrer dans des délais aussi courts, et être rentables ? Toutes sont en réalité les héritières d’un entrepreneur bien connu : Jeff Bezos. Le patron d’Amazon visait en effet déjà la mise en place d’un service de livraison rapide et gratuite en 2005, alors que personne n’y croyait.
Pour battre tous les records de vitesse, les leaders du quick poussent le concept d’Amazon encore plus loin : ils implantent des dark stores un peu partout en ville, dans des zones choisies avec soin. Ces locaux, pouvant accueillir de 500 à 5 000 produits, sont fermés au public et servent tout à la fois d’entrepôts, de distributeurs et de supermarchés. Ils permettent ainsi de livrer plusieurs milliers de clients à quelques kilomètres à la ronde, en seulement quelques minutes.
De même, les dark kitchens se sont multipliés au cours des derniers mois : ces cuisines fantômes, elles aussi fermées au public, préparent des repas uniquement destinés à la livraison, par l’intermédiaire des géants bien connus que sont Deliveroo ou encore Uber Eat.
Bien sûr, la réussite d’un tel modèle repose en grande partie sur les épaules des livreurs, dont les conditions de travail sont, on le sait, loin d’être idéales… Si les acteurs du quick commerce affirment proposer des CDI à leurs salariés et faire particulièrement attention à leur sécurité, la réalité pose toujours question.
Cadences infernales, rémunérations faibles, heures supplémentaires non payées ou utilisation de vélos électriques débridés pour aller toujours plus vite (en risquant l’accident)… Ce sont bien les « riders » qui prennent tous les risques, subissent la pression et la fatigue inévitables pour que les entreprises tiennent leurs promesses de rapidité.
Des salariés quasi-exploités, souvent issus de l’immigration, en situation de vulnérabilité sociale et mis en concurrence les uns avec les autres. Un fonctionnement largement dénoncé au cours des récentes manifestations des livreurs Deliveroo, qui réclament le respect de leurs droits de travailleurs.
Et pourtant, malgré toute cette optimisation pour améliorer la productivité de leurs services, les leaders du quick commerce peinent à être rentables. Les spécialistes de la grande distribution affirment même que leur modèle actuel ne peut pas dégager de bénéfices (les entreprises travaillent donc à perte !). Seule une base clients plus large pourrait leur permettre de rentabiliser leur modèle (ce qu’a très bien fait Amazon). D’où les énormes levées de fonds réalisées, qui servent littéralement à « brûler du cash » en marketing et en recrutements, dans l’espoir d’augmenter le nombre d’utilisateurs.
Les dark stores, c’est moche
Mais si le développement de la livraison urbaine ultra-rapide est de plus en plus remarqué par les citadins, c’est bien parce que celui-ci impacte directement l’aspect des villes ! Face à la multiplication des dark stores et des dark kitchens, les urbanistes et les commerçants de proximité s’insurgent et dénoncent « de petits entrepôts moches, sans devantures, fermés au public, et qui en plus ne jouent aucun rôle d’animation dans les quartiers ».
Car pour développer leur activité le plus rapidement possible, les leaders du quick commerce se jettent littéralement sur toutes les offres immobilières afin de trouver les meilleurs emplacements pour leurs stores. De fait, ils ciblent principalement les bas d’immeubles, prenant potentiellement la place des TPE, des boutiques et des commerces de proximité. Ces derniers dénoncent, par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux, une concurrence déloyale et une détérioration de la vie de quartier et de l’urbanisme au sein des villes.
De son côté, Emmanuel Grégoire, premier adjoint chargé de l’urbanisme à Paris, n’hésite pas à parler, non seulement de « concurrence agressive », mais aussi « d’éviction des locaux » et « d’encombrement de l’espace public » (les vélos électriques et les scooters que beaucoup de citadins ont pu croiser ces derniers temps…). Il souhaite ainsi tempérer les envies de conquête de l’espace urbain des startups, en renforçant le plan local d’urbanisme et en aménageant la loi afin qu’elle s’adapte à cette nouvelle donne.
Aucun doute, les startups du quick commerce ont frappé un grand coup ces derniers mois. Avec leur promesse de révolutionner le marché de la distribution en livrant nos courses en moins de 10 minutes, elles ont séduit en masse les investisseurs et empoché des sommes records en un minimum de temps. Mais le modèle qu’elles proposent est-il vraiment soutenable ? Rien n’est moins sûr : leur rentabilité dans le temps reste à prouver, et leurs conséquences directes sur l’environnement urbain et les commerces de proximité (qui sont pourtant essentiels au dynamisme des villes) sont déjà vivement critiquées…